

On parle du jaune canari. Mais qui a déjà vu un canari ici ? On dit vert pistache. Ici, nos pistaches ne sont certainement pas vertes. Qui peut dire chez nous à quoi ressemble la taupe du gris-taupe ? Pourquoi utilisons-nous des noms de couleurs empruntées à d’autres ? Et qu'arriverait-il si nous commencions à utiliser nos images et nos références au lieu des leurs ? Nous pourrions peut-être parler d'un vert bilimbi. Un vert assurément acidulé. Ou d'un gris bake ferblan qui nous parle d’un temps qui n’est plus. Fermez les yeux et faites apparaître le rose du napolitaine dans votre tête – pas la nouvelle version des mignons petits gâteaux d’un rose pastel, mais les napolitaines bien épais vendus à la gare, d’un rose tirant vers le fuchsia. Le rose napolitaine, en voilà une couleur qui nous parle.
Une idée en amenant une autre, j'ai eu envie de nommer des dizaines et des dizaines de nouvelles nuances. Je me suis prise au jeu. Inventer des noms de nuances et réfléchir aussi à ce qu’elles nous disent de nous. Cet exercice ludique s’est finalement révélé bien plus qu’un immense plaisir poétique. Ces explorations-inventions nous parlent de couleurs qui nous ressemblent et qui nous rassemblent. Si le rose kalamindas me rappelle des souvenirs sucrés, je suis sûre qu'il vous rappelle à vous aussi, de tendres moments. Car ces couleurs qui sont miennes, ce sont aussi les vôtres. Elles décrivent le quotidien que nous avons en partage. Elles nous rappellent notre enfance et illustrent les paysages qui nous entourent. Ces couleurs nous parlent aussi de politique, d’uniformes d’école, de religion, de nos maisons, de la flore, de nos animaux et bien entendu, de nourriture.
Les linguistes aiment à rappeler que nous habitons dans la langue. Donner une appellation mauricienne aux couleurs que nous voyons, devient une manière de nous approprier pleinement notre espace et notre lieu de vie. Nommer nos couleurs est un exercice d'affirmation de soi, d'affirmation du Mauricien en nous. En les nommant, nous créons aussi du lien. Un lien social à travers ces noms-références qui nous parlent de ce que nous connaissons tous. Les couleurs ont toujours été là, tout autour de nous. La première étape est d'énoncer leurs noms à voix haute. Ver sousou, maron mangous, ble lapas, rouz latab formica, nwar vie bisiklet, gri lagrin sipay, maron dipin mezon… En les nommant, on leur offre la vie. On peut ensuite les utiliser, les partager et surtout s'amuser avec elles.
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Je suis convaincue que reconnaître et affirmer qu’à Maurice nous avons notre propre palette est un exercice qu'il est grand temps de faire. Penser, développer, et utiliser un vocabulaire mauricien des couleurs n'est pas un acte anodin, c’est un acte politique et poétique.
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